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Méprise à Avioth
Il y a beaucoup de monde sur la place d'Avioth. Des vieux, des jeunes et beaucoup d'enfants. Il y a les artisans et il y a des centaines de visiteurs.
Il y a surtout ce garçon à côté de moi, face au sculpteur sur bois. Je ne vois que lui. Il ressemble à Jérôme Mandernieux, un garçon dont je m'étais amourachée à l'adolescence, un garçon que j'avais rencontré durant des vacances à Vittel, voici près de quinze ans et auquel il m'arrive encore de penser si souvent.
Comme Jérôme, il est petit et mince, il a les cheveux noirs bouclés, le teint mat, le nez aquilin, les yeux sombres. Comme Jérôme, il a un grain de beauté sur la joue droite et il porte des lunettes.
Son visage s'éclaire quand il dit : "c'est magnifique". Il se dirige vers un autre stand. Je le suis. Il marche en claudiquant légèrement. Je crie : "Jérôme !". Il se retourne vers moi. Il me sourit.
- C'est à moi que vous vous adressez ?
- La ressemblance, vous voyez…
- Je ressemble peut-être à Jérôme mais moi, c'est Flavio.
- Vraiment désolée…
Avec le temps, n'est-il pas normal que sa voix se soit affirmée et soit devenue tellement différente ?
Il me tourne le dos en s'éloignant. Je le suis. Il se retourne plusieurs fois. Il a probablement surpris mon manège. Je m'arrête et je vais alors vers la basilique.
Les œuvres exposées pour le concours de peinture me plaisent plutôt bien. La plupart représentent des coins pittoresques de la place d'Avioth.
Quelque chose du dehors, en dedans.
Je songe à lui… Je me dis : "Si je le revois en sortant d'ici, je l'aborde, je lui propose de boire un café… Je tenterai ma chance. Il a peut-être ce talent qu'avait Jérôme de me faire rire, de faire palpiter mon cœur devant les merveilles de la nature !"
Je m'arrête un instant face à la statue de Notre-Dame. Je demande à la vierge de venir à mon secours, de m'aider à trouver l'amour. Devant moi, une femme prend des photos. Je sors mon appareil de ma poche, de quoi garder des souvenirs de ces vacances.
Dedans et dehors, c'est jour de fête.
Dedans, mes yeux captent la lumière délicate des vitraux. Dedans, il fait frais.
Dehors, il fait chaud. Dehors, m'attend une lumière estivale, une lumière qui adoucit un peu les paysages, qui fait fondre mon cœur et qui, avec un peu de chance, pourra entrouvrir les portes de l'amour…
Dehors, je mitraille : des hommes, des femmes, des enfants, un chien, un relieur en pleine activité, un tailleur de pierre, un calligraphe.
Voilà de nouveau Flavio, il s'approche de la table et examine une enluminure avec attention. Cet après-midi est le plus beau de l'été puisqu'il me replonge dans ma jeunesse. Le temps s'est arrêté. Une jeune femme le rejoint et frappe sur son épaule. D'un coup, mon projet de l'aborder s'envole !
C'est triste d'être une femme sans amour. Ma vie s'écaille déjà telle une existence de vieille fille. Je voudrais marchander un peu de tendresse. Du fond de ma mémoire me vient la sensation d'une main qui prenait la mienne et m'entraînait dans le parc de Vittel. Je pensais alors que je reverrais Jérôme année après année. Mes grands-parents ont continué de m'emmener à Vittel mais les parents de Jérôme n'y sont jamais revenus…
Au début, Jérôme et moi, avons échangé quelques lettres avant qu'il ne m'adresse une dernière carte postale de la Guadeloupe me signalant que ses parents y avaient repris un hôtel. J'ai répondu aussitôt, aucun courrier de lui ne m'est plus parvenu.
Le soleil me couvre de baisers ainsi qu'aucun homme ne l'a plus fait depuis des années.
Flavio et sa compagne se perdent dans la foule. J'avance jusqu'au campement médiéval pour assister au spectacle de fauconnerie. J'aide une personne en chaise roulante à se placer au premier rang du public, puis je m'écarte pour laisser passer quelques enfants. D'autres personnes arrivent. Flavio et la jeune femme se faufilent jusqu'à la dame en chaise. Ils se penchent vers elle pour lui parler. Elle me montre du doigt. Flavio se retourne. Il me crie ce que je devine être un "Merci…" Je lui adresse mon plus beau sourire. Durant la démonstration, je prends quelques photos de lui en catimini. Quand tout est terminé, il s'approche de moi : "Merci pour Maman !" Je réponds : "Oh, je sais ce que c'est ! Ma mère a été elle aussi en chaise, pendant plusieurs mois, après son accident de voiture." Il dit : "Ma sœur et moi, nous nous étions attardés au stand de vannerie. Le gars qui faisait des paniers était tellement habile que nous n'avons pas regardé notre montre. Ça nous rappelait notre enfance quand nous tressions des roseaux avec notre nonna. Nous en avons oublié Maman… Pourtant, elle aime venir à Avioth. Pour rien au monde, elle ne raterait les événements importants qui s'y passent. Elle a l'impression que depuis son pèlerinage de l'an dernier, elle a retrouvé une meilleure sensibilité dans ses jambes."
Je dis : "Si vous voulez, on peut boire un café à la terrasse là-bas, près de la basilique ?"
Il me répond : "D'accord dans une demi-heure. Maman voudrait tout simplement voir d'autres artisans… C'est moins fatiguant pour elle quand on la pilote."
Je refais un tour de la place en attendant l'heure du rendez-vous. J'aperçois un homme et une femme qui avancent en se tenant par la main. Je pense aussitôt à mes parents qui formaient un couple très uni. Toute une vie passée, ensemble, au bureau d'assurances et à la maison jusqu'au décès de Papa des suites d'un infarctus. Durant mon enfance, je ne concevais pas de suivre une autre voie que celle qu'ils désiraient pour moi : me marier jeune, passer toute ma vie auprès de mon mari et de mes enfants. Après Jérôme Mandernieux, j'ai fait la connaissance de Marc durant ma première année à l'université. Au début, c'était l'amour fou et nous nous sommes mis en ménage. Puis, au fil des années, je n'ai plus accepté de partager Marc avec sa passion pour la biologie. J'ai rompu quand il a pris l'habitude de rentrer de plus en plus tard de son laboratoire.
À l'heure convenue, je m'assieds à la terrasse et j'attends Flavio. Il arrive en retard, le même manque de ponctualité que Jérôme. Il hésite entre un café et une eau. L'hésitation, un autre trait du caractère de Jérôme. Il plisse le front quand il sourit. Comment ne pas penser à Jérôme ?
- Tiens, vous ne vous appelez pas Mandernieux ?
- Non, pourquoi ?
- Vous avez le même regard que les Mandernieux qui habitaient près de chez moi.
Il sourit.
- Non, je ne m'appelle pas Mandernieux. Mon nom est Larocca et je suis tout simplement d'origine italienne pure et dure !
Nous parlons des "Artistiques".
- Si vous avez une adresse mail, je peux vous envoyer des photos. J'en ai pris beaucoup…
Il sort une carte de son portefeuille.
- Merci, cela fera plaisir à ma mère. Elle adore cet endroit.
Ainsi, ce n'était pas plus difficile que cela de pouvoir garder un lien avec lui.
Oh ce sourire ! Oh cette façon de passer sa main dans les cheveux !
Je tends une nouvelle perche : "Je loge à Montmédy. Mercredi, je viens déjeuner ici. Ça vous dit de venir manger un bout avec moi ?"
"Mercredi, c'est d'accord. Je connais bien ce restaurant. Nous avons déjà réservé une table pour le 15 août prochain."
J'ai envie de pousser un grand cri de joie. Pourtant je me contente de murmurer "Chouette".
Le mercredi, quand Flavio se penche pour ramasser la serviette que j'ai laissé tomber, je me souviens de cette gentillesse de Jérôme qui disait : "Prends ce croûton de baguette, c'est le meilleur morceau", ou "Assieds-toi sur ce siège, il est bien plus confortable." Je ne peux m'empêcher d'établir le parallèle entre les deux garçons. Tout me semble comparable, la douceur du regard, le rire facile.
Je rentre chez moi le vingt-huit juillet en fin d'après-midi. Aucune confidence de Flavio ne m'a échappé. Ma mémoire a fonctionné comme au temps de mes études. À peine rentrée dans mon appartement, je prends mon agenda et je note en rouge à la date du quinze août: 'Avioth messe 10 h 30, vêpres 15 h, concert 17 h'. Puis sans même vider ma valise, j'envoie quelques photos à Flavio avant d'imprimer la plus belle que j'ai faite de lui.
Qu'il m'est difficile de résister à la tentation de lui téléphoner ! Comment faire pour ne rien laisser paraître dans mes messages ? Comment suis-je arrivée à refouler les mots tendres qui me venaient alors que je rédigeais le mail ?
Le soir déjà, il y a plusieurs portraits de Flavio punaisés sur les murs de mon bureau. Quand je les regarde mon cœur s'emballe. Je couvre de baisers la photo que j'ai placée dans un cadre à la droite de mon ordinateur. Oui, je suis amoureuse. Amoureuse… J'en perds le sommeil, j'ai des crampes à l'estomac mais que cela est bon ! Je chante à longueur de journée "you are the sunshine of my live" et "ti amo", devenues mes chansons fétiches. J'en oublie de téléphoner à ma mère, à ma sœur, à mon amie Carine. J'en oublie de saler la soupe et les œufs. J'en oublie de nourrir mes poissons rouges.
Chaque jour qui me sépare du quinze août, je mange des tomates, le légume préféré de Flavio. C'est ce qu'il m'a confié lors de notre unique repas ! Je me force à cuisiner à l'huile d'olive parce que je sais qu'il aime ça, je parsème mes conversations de 'tout simplement' son expression favorite.
Chaque jour, je lui envoie un petit message : blague, citation, joli diaporama. Parfois, il me répond d'un modeste 'merci et bonne journée' ou m'adresse un magnifique diaporama accompagné d'une musique romantique.
Le quinze août à 9 heures, je suis à Avioth. Je l'attends assise sur un banc près de la mairie. Une vue imprenable sur la place ! Impossible de rater son arrivée, d'autant plus qu'il sera accompagné de sa mère et de sa soeur.
À 10 heures 10, il est là. Les jambes me fourmillent mais je compte lentement jusque deux cents avant de marcher à petits pas jusqu'à la basilique. Quelle chance, une place est libre près de lui et je m'y assieds. Il se tourne vers moi et sourit, les deux femmes me saluent discrètement. Impossible de me fixer sur la moindre prière. J'attends l'instant du partage de la paix pour lui donner un simple bisou sur la joue. Seule compte la perspective de ce moment. Je remue les lèvres pour feindre la piété. Feindre, toujours feindre, pour ne pas me trahir…
Après la messe, il me propose de déjeuner avec sa mère et sa sœur. Le repas se déroule agréablement. Oh ce regard sombre mais rieur ! Oh cette façon de parler avec les mains !
Après le café, il a envie de profiter au maximum du beau temps et de rester dehors à prendre le soleil. Je décide moi aussi de ne pas assister aux vêpres. Après avoir conduit sa mère dans l'église, il revient à mes côtés et nous restons assis sur un banc près de la mairie. Je le complimente sur sa culture, sur sa joie de vivre. Il se dit charmé par ma gentillesse et ma douceur. Il se penche vers moi. Nos lèvres se rencontrent… Oh le délice de cet instant ! De nouveau, il m'embrasse.
Mise en confiance, je lui raconte mon histoire avec Jérôme, ma méprise en l'apercevant, mes sentiments sans doute attisés par la ressemblance qu'il y a entre lui et Jérôme. Mais lui, plutôt que de me prendre dans ses bras, me rabroue : "Mais ce n'est pas moi que tu apprécies, c'est un autre… Prends garde. La désillusion n'est pas loin." J'essaye de l'apaiser : "Je t'assure. Ce n'est pas qu'une coïncidence. Je ressens quelque chose pour toi." Il rétorque : "Pour moi, pour Jérôme ou pour ta jeunesse perdue ?" J'insiste : "Pour toi, pour toi, Jérôme…" Furieux, il gagne la basilique en courant. Moi je crie "je t'en prie. Flavio, Flavio reviens… Tu ne vas pas tout gâcher pour un petit lapsus." L'amour ne s'habille souvent pas de pudeur. Je cours, derrière lui. Il se retourne et hurle "pauvre folle. Rentre chez toi !" Des touristes et des fidèles n'ont d'yeux que pour nous deux mais je n'en ai cure. Je crie de plus belle : "Flavio, Flavio…" Trop tard, il entre dans l'église !
Je l'appelle sur son portable. Même pas le temps de dire : "Flavio…" qu'il raccroche. Plusieurs essais, autant d'échecs.
Je rentre chez moi… Je pleure… À minuit, je lui adresse un courriel qui restera sans réponse.
En une semaine, j'envoie plus de soixante courriels. Je lui téléphone plus de dix fois par jour. Tant et tant d'insuccès n'ont pas raison de mon entêtement… Je m'obstine. Je veux le persuader, j'y arriverai coûte que coûte !
Le cinq septembre, je reçois un courrier de Maître Dumont, avocat, me signifiant que mon harcèlement n'a que trop duré et que je risque de sérieux ennuis si je persiste.
En lisant la lettre, ma gorge se noue. Alors je décide de laisser du temps au temps.
Fin octobre, à l'occasion de mon anniversaire, je me rends chez Flavio. Je profite qu'un habitant de sa résidence pénètre dans l'immeuble, pour accéder à son étage. Lorsqu'il ouvre sa porte et me voit, il blêmit. Je n'ai pas l'occasion de dire la phrase que je me suis répétée des dizaines de fois dans l'auto : "pour mon anniversaire, accorde-moi un petit entretien s'il te plaît…" Il pointe l'index vers moi, il hurle : "Va-t-en ! Pars d'ici ! Espèce de folle !" C'est une sorte de réflexe, je sors le couteau de mon sac, je frappe, je frappe et frappe encore. Le sang coule et d'un coup, cela me dégrise.
"Oh Jérôme, pourquoi ?"