Vingt-cinq décembre 1990. C'est un train
quasiment vide qui arrive à Charleroi et pour une fois sans retard. Durant le
trajet, j'ai regardé défiler le paysage, terrils, bords de Sambre et maisons ouvrières
en pensant à mon enfance. Tante Agnès m'attend à onze heures quinze précises.
Il me reste donc un peu de temps… Je prends un café à la gare, puis je me
balade un peu.
La ville est déserte comme l'était Namur
à mon départ. Je marche d'abord le long des quais. C'est d'un ennui mortel en
ce jour férié. Dans l'eau grise se reflètent quelques pâles rayons de soleil. Pas
une seule péniche ! Accoudée à la rambarde, j'espère un zeste d'imprévu. Il n'y
a que le calme qui suit la fête et ses folies gastronomiques. J'ai un peu
froid. Je décide d'aller vers le centre-ville. J'ai envie d'un autre café ou
d'un chocolat chaud… Je suis au milieu du pont lorsque je sens un regard posé
sur moi ! L'impression d'être épiée. Il y a là quelque chose de troublant. Je tourne
la tête à droite. Je découvre la statue du mineur. Ses yeux fixent l'horizon.
Impossible qu'il m'ait remarquée ! Et pourtant, comme il n'y a que lui et moi, qui
d'autre aurait pu me regarder ? J'observe ses lèvres, son nez : entre nous,
existe une certaine ressemblance. Je reste en tête-à-tête avec lui sans
parvenir à m'en éloigner. Nous sommes seuls au monde. Les minutes passent. Je
suis anesthésiée. Je n'ai plus froid, je n'ai plus envie de prendre un autre
café. La fatigue du réveillon s'est estompée. J'ose me perdre dans la
musculature de l'homme, dans les plis du pantalon. Je l'imite, je pose la main
gauche sous le menton et lui adresse un clin d'œil de connivence.
C'est le début d'un jeu : pour adopter sa
posture, je m'accroupis devant lui. Je fais un signe de la main, puis je feins
de partir. Je reviens et reste immobile face à lui.
Il me semble repérer peu à peu de légères
modifications dans la tension des lèvres, elles s'entrouvrent imperceptiblement
et en s'entrouvrant, elles gonflent légèrement. Le torse se soulève à peine,
une respiration très lente. Le pouce s'écarte du menton. Les paupières ont un
tremblement infime. C'est une parole susurrée pour moi seule qui s'échappe,
mais les mots sont incompréhensibles. Progressivement, tout se remet en place.
Le temps s'égrène à un rythme habituel sans que j'en sois consciente. Le manège
n'a semblé durer qu'une minute ou deux… Un désir naît en moi : celui de toucher
l'homme, de frôler son vêtement pour que sa puissance passe en moi. Cela me
semble trop périlleux. J'y renonce…
Un groupe de quatre jeunes s'avance. Il y
a des commentaires, des éclats de rire. Rien de bien méchant. J'entends juste :
"Les vieux plaisent on dirait…" Ils partent en courant.
De nouveau, nous sommes seuls. J'en ai
fini de mes mimiques. Je lui parle comme à quelqu'un de mon entourage. Je lui
demande comment il a fait pour endurer son travail tandis que moi, simple enseignante
dans le secondaire, je suis souvent stressée avant d'entrer en classe. Je quémande
une recette de sagesse. De plus, à bientôt trente ans, je ne suis nulle part
dans ma vie sentimentale. Spontanément ma main gauche se pose de nouveau sous
mon menton. J'attends et remarque que l'index de l'homme pointe la place
Buisset. Je vois là une invitation à poursuivre mon chemin.
C'est alors que je pense regarder l'heure.
Déjà onze heures quinze, je suis en retard ! Il est temps d'aller boulevard
Tirou où Tante Agnès m'attend pour le traditionnel un repas de Noël en
compagnie de Tante Marie-Louise, de son mari et de leurs enfants, la seule
famille qui me reste.
"Toujours en retard comme à ton
habitude !" Tante Agnès commence à servir le champagne. "Nous
t'attendions depuis longtemps Marie-Claude ! Tu ne t'es quand même pas perdue
en chemin ?" Je me justifie : "J'ai regardé le mineur sur le pont. Je
n'y avais jamais vraiment prêté attention…"
Tante Agnès réagit : "Il paraît que
c'est mon grand-père qui a posé pour Constantin Meunier. Du moins, c'est ce que
mon père racontait… Une légende familiale."
Vers seize heures, je pars pour la gare. Sur
le pont, je m'arrête devant lui.
Ses lèvres s'entrouvrent, deviennent plus
charnues. Son menton semble s'affiner tandis que je fixe son visage. Sa main
s'élève pour me faire un signe d'adieu. Je me laisse glisser dans une sensation
tiède et douce. Ainsi, l'homme m'attendait pour un rendez-vous fixé à travers
plusieurs générations et il a repris vie pour moi.
Le 26 octobre 2012, je suis de retour à
Charleroi pour l'incinération de Tante Agnès. J'ai de nouveau pris le train.
Mon cousin m'a fixé rendez-vous sur le parking de la place Albert.
De là, nous partirons pour le crématorium.
Il pleuvine, une péniche passe lentement.
Sur le pont, je croise quantité de gens pressés. J'assiste aux préparatifs de
départ du mineur. Je m'informe. Il a été enlevé de son socle pour permettre les
travaux. Il est posé sur le sol, prêt à être emballé avant d'être emmené en
lieu sûr. Je pourrais tenter de le toucher…. Finalement, je l'effleure, mais la
magie n'est plus là.
Je tourne autour de lui, puis l'examine de près. Une statue de bronze représentant un mineur, peut-être un de mes ancêtres. C'est une évidence : je reconnais chez lui les joues de ma grand-tante. Il est trop tard pour en parler avec elle. Ces départs simultanés m'apparaissent alors comme d'étranges coïncidences !
Je tourne autour de lui, puis l'examine de près. Une statue de bronze représentant un mineur, peut-être un de mes ancêtres. C'est une évidence : je reconnais chez lui les joues de ma grand-tante. Il est trop tard pour en parler avec elle. Ces départs simultanés m'apparaissent alors comme d'étranges coïncidences !
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