Ô ma Solange, tu m’as quitté. Tu viens de me déposer au Centre d’Accueil Temporaire « Les Lilas ». Dès que je suis sorti de la voiture, j’ai été happé par les odeurs. Les jardins qui entourent la grosse villa embaument la rose et l’herbe coupée. D’un coup, je retrouve quelque chose de ma jeunesse. Le grand parc près de la maison de grand-père, les gazouillis d’oiseaux, les parfums de lys, d’œillets, de lavande. Te souviens-tu de ce parc où nous avions posé pour les photos de nos fiançailles ?
Ainsi, ma Solange, tu m’abandonnes aux mains d’infirmières, tu me laisses en compagnie de personnes peu ou prou handicapées. Aux « Lilas », on accueille des gens qui sont, comme moi, incapables de vivre seul. D’après le docteur Maret, je présente des signes de démence sénile. Je suis juste un peu plus angoissé que je ne l’ai été durant toute ma vie active et j’ai juste quelques petites pertes de mémoire, ma Solange. Rien de plus, je te l’assure.
Solange, ma Solange, tu es en route pour l’Italie avec ton amie Jeannette. Tu as pris la décision pour moi : « Changer chaque jour d’hôtel, c’est impensable pour toi. » Tu t’es excusée : « Tu sais, j’ai besoin de changement. Une semaine de vacances, ça passera vite ! »
Il est midi, ce vingt-cinq août. Je vais prendre mon premier repas aux « Lilas ». Dans la salle à manger, les tables sont dressées. Nappes en coton blanc damassé, assiettes blanches décorées de fruits rouges, soliflore garni d’une rose rouge sur chaque table. Une vraie salle de restaurant, ma Solange !
Il est midi. On nous sert un apéritif sans alcool, un bitter, accompagné de petits légumes au vinaigre. Un régal, ma Solange.
Ton Pierre goûte à ces bouquets de chou-fleur croquants et parfumés, à ces lamelles de poivrons, à ces carottes ! Ton Pierre est attablé en compagnie de Marguerite, une petite vieille élégante en chaise roulante, qui sent le patchouli comme ta cousine Léa et aussi de Christophe, un homme encore jeune qui s’est fracturé les deux jambes.
Après cet apéritif, ma Solange, on nous sert un minestrone. Il dégage un tel fumet, ma Solange, que cela te mettrait sûrement l’eau à la bouche. L’ail et le basilic, la poitrine fumée, tu sais, ces ingrédients que tu y mets chez nous.
Une pause d’une demi-heure. Rien que du bonheur quand Marguerite essuie ses lèvres à la serviette. Au patchouli se mêle un parfum de vanille. Cette femme émet des « hé bien » qui ont l’élégance des répliques d’Edwige Feuillère. Christophe nous raconte son accident de ski nautique. Un casse-cou, ce Christophe. À quarante ans, on se croit invincible. À soixante-neuf, comme moi, on s’angoisse. À quatre-vingt-huit comme Marguerite, on se laisse vivre.
Deux cannellonis aux pleurotes et canard. Ah, cette farce, ma Solange. Cette farce, ses effluves de persil. Sentir puis goûter. Laisser fondre en bouche le canard, la pâte, le morceau de pleurotes. Se taire. Regarder briller le regard de Marguerite. Voir sourire Christophe, le voir joindre pouce et index. Le bonheur de manger multiplié par trois. La lenteur devenue recette du plaisir. La vertu du bien manger ! Rien qu’un peu de Mozart. Rien que des saveurs et des parfums. Je ferme les yeux, ma Solange.
Le docteur Maret a conseillé de me suralimenter. La bonne consigne ici, crois-moi.
Nos assiettes sont vides. Marguerite bavarde. J’entends « galettes, fruits de mer, fromage, pommes, vanille, cidre… » Les paroles de Marguerite m’emmènent ailleurs. Je suis repu. Je pense à la Bretagne. Je revois la mer sauvage qui s’emporte contre les folies humaines. Je sens le sel sur tes lèvres, ma Solange.
Dans un petit ravier, un tiramisu. L’onctuosité du mascarpone, la touche d’Amaretto. Le pouce et l’index de Christophe joints. Une pose cocasse pour un sportif comme lui !
C’est d’un drôle, mon cœur.
« Thé ou café ? » « Café » Tu vois, moi aussi ma Solange, j’ai fait un petit voyage. Ce soir, ce sera tomates mozzarella, ciabata, pastèque. Christophe est au courant des menus. « J’ai deux moyens de m’évader d’ici. M’imaginer dans la salle de musculation que je fréquente habituellement deux fois par semaine et repenser aux endroits où j’ai déjà dégusté les plats qu’on nous prépare ici. Sans ça, quatre semaines ici, ce serait vraiment dur. »
Je vais jusqu’au petit salon. Je m’assoupis, ma Solange. Me viennent des images du lac de Garde, de Venise, de Milan. Je suis avec toi, mon cœur…
Ainsi, ma Solange, tu m’abandonnes aux mains d’infirmières, tu me laisses en compagnie de personnes peu ou prou handicapées. Aux « Lilas », on accueille des gens qui sont, comme moi, incapables de vivre seul. D’après le docteur Maret, je présente des signes de démence sénile. Je suis juste un peu plus angoissé que je ne l’ai été durant toute ma vie active et j’ai juste quelques petites pertes de mémoire, ma Solange. Rien de plus, je te l’assure.
Solange, ma Solange, tu es en route pour l’Italie avec ton amie Jeannette. Tu as pris la décision pour moi : « Changer chaque jour d’hôtel, c’est impensable pour toi. » Tu t’es excusée : « Tu sais, j’ai besoin de changement. Une semaine de vacances, ça passera vite ! »
Il est midi, ce vingt-cinq août. Je vais prendre mon premier repas aux « Lilas ». Dans la salle à manger, les tables sont dressées. Nappes en coton blanc damassé, assiettes blanches décorées de fruits rouges, soliflore garni d’une rose rouge sur chaque table. Une vraie salle de restaurant, ma Solange !
Il est midi. On nous sert un apéritif sans alcool, un bitter, accompagné de petits légumes au vinaigre. Un régal, ma Solange.
Ton Pierre goûte à ces bouquets de chou-fleur croquants et parfumés, à ces lamelles de poivrons, à ces carottes ! Ton Pierre est attablé en compagnie de Marguerite, une petite vieille élégante en chaise roulante, qui sent le patchouli comme ta cousine Léa et aussi de Christophe, un homme encore jeune qui s’est fracturé les deux jambes.
Après cet apéritif, ma Solange, on nous sert un minestrone. Il dégage un tel fumet, ma Solange, que cela te mettrait sûrement l’eau à la bouche. L’ail et le basilic, la poitrine fumée, tu sais, ces ingrédients que tu y mets chez nous.
Une pause d’une demi-heure. Rien que du bonheur quand Marguerite essuie ses lèvres à la serviette. Au patchouli se mêle un parfum de vanille. Cette femme émet des « hé bien » qui ont l’élégance des répliques d’Edwige Feuillère. Christophe nous raconte son accident de ski nautique. Un casse-cou, ce Christophe. À quarante ans, on se croit invincible. À soixante-neuf, comme moi, on s’angoisse. À quatre-vingt-huit comme Marguerite, on se laisse vivre.
Deux cannellonis aux pleurotes et canard. Ah, cette farce, ma Solange. Cette farce, ses effluves de persil. Sentir puis goûter. Laisser fondre en bouche le canard, la pâte, le morceau de pleurotes. Se taire. Regarder briller le regard de Marguerite. Voir sourire Christophe, le voir joindre pouce et index. Le bonheur de manger multiplié par trois. La lenteur devenue recette du plaisir. La vertu du bien manger ! Rien qu’un peu de Mozart. Rien que des saveurs et des parfums. Je ferme les yeux, ma Solange.
Le docteur Maret a conseillé de me suralimenter. La bonne consigne ici, crois-moi.
Nos assiettes sont vides. Marguerite bavarde. J’entends « galettes, fruits de mer, fromage, pommes, vanille, cidre… » Les paroles de Marguerite m’emmènent ailleurs. Je suis repu. Je pense à la Bretagne. Je revois la mer sauvage qui s’emporte contre les folies humaines. Je sens le sel sur tes lèvres, ma Solange.
Dans un petit ravier, un tiramisu. L’onctuosité du mascarpone, la touche d’Amaretto. Le pouce et l’index de Christophe joints. Une pose cocasse pour un sportif comme lui !
C’est d’un drôle, mon cœur.
« Thé ou café ? » « Café » Tu vois, moi aussi ma Solange, j’ai fait un petit voyage. Ce soir, ce sera tomates mozzarella, ciabata, pastèque. Christophe est au courant des menus. « J’ai deux moyens de m’évader d’ici. M’imaginer dans la salle de musculation que je fréquente habituellement deux fois par semaine et repenser aux endroits où j’ai déjà dégusté les plats qu’on nous prépare ici. Sans ça, quatre semaines ici, ce serait vraiment dur. »
Je vais jusqu’au petit salon. Je m’assoupis, ma Solange. Me viennent des images du lac de Garde, de Venise, de Milan. Je suis avec toi, mon cœur…
1 commentaire:
C'est très joli , Micheline. Entre fraîcheur et nostalgie.
J'aime particulièrement ce petit résumé :
"À quarante ans, on se croit invincible. À soixante-neuf, comme moi, on s’angoisse. À quatre-vingt-huit comme Marguerite, on se laisse vivre."
Bravo.
Enregistrer un commentaire