mardi 13 novembre 2012

Les petits carnets


Tous le mercredis vers onze heures, elle venait à la librairie. Elle jetait toujours un coup d'œil aux petits carnets avant d'acheter le magazine féminin auquel elle était fidèle. Parfois, elle faisait un commentaire au sujet du sommaire comme si elle avait voulu me convaincre de lire l'un ou l'autre article. Avant de sortir du magasin, elle allait voir les stylos. Il lui arriva d'en choisir un, le plus cher, de revenir au comptoir pour le payer et de demander un emballage cadeau : "C'est pour moi mais j'aime m'offrir de jolies choses", commenta-t-elle. Une autre fois, en plus du magazine, elle acheta une boîte en bois vernis. Sans qu'elle n'ait rien dit de particulier, je fis un emballage cadeau. Elle était jeune, rousse et belle mais son regard d'un vert délavé me semblait si mélancolique.

Ma fille, qui l'avait juste croisée à maintes reprises, la trouva chaque fois occupée à caresser des carnets ou des stylos. Elle me dit qu’elle la trouvait fort bizarre. Elle l'avait vue choisir des fruits et des légumes à la supérette après les avoir secoués comme des maracas. Elle l'avait entendue parler aux pigeons de la place. "T'as remarqué, elle touche à tout dans la boutique. Heureusement que c'est une cliente régulière sans quoi j'interviendrais et perdrais mon amabilité !", avait-elle conclu.

Ce mercredi-là, la jeune femme chercha vainement son porte-monnaie. Après avoir fouillé dans son sac et ses poches, elle me dit tout embarrassée : "Je n'ai pas un sou sur moi. Il n'y a que le mercredi que je peux faire mes courses. Vous voulez bien garder la revue jusqu'à la semaine prochaine ?" Je répondis en souriant : "Emportez-la. La maison vous fera crédit jusque là." Elle répondit : "Et si j'avais un empêchement ?" "Alors ce sera pour le mercredi suivant. Je vous connais, n'est-ce pas ?" "Mon nom est Natacha Meyer", répondit-elle.

Le temps passa. La jeune femme s'acquitta de son dû.

Un peu avant la rentrée scolaire, ma fille décida de démarquer des carnets et de mettre en valeur la nouvelle collection sur l'étagère située à quelques pas du comptoir.

Natacha prit tout le stock de carnets démodés ou défraîchis ainsi que les plus précieux parmi les nouveaux. Jamais encore, un client n'avait fait autant d'achats à la fois.

Un mercredi, elle m'entendit parler avec un client de la mort de mon vieux chat. J'avais les larmes aux yeux, le geste hésitant. Lorsque vint son tour, elle sortit de son sac un carnet à la couverture bleue, elle me le tendit : "C'est un carnet de deuil " me dit-elle. "Notez-y tout ce qui concerne votre chat. Écrire, cela peut faire du bien."

Un peu avant Noël, Natacha fut renversée sur le passage pour piétons devant la librairie. L'automobiliste avait été ébloui par le soleil. Il avait freiné trop tard. Les crissements de pneus et les cris de passants m'attirèrent hors du magasin. Je vis alors que quantité de petits carnets s'étaient échappés du grand sac de Natacha. Je lus quelques titres calligraphiés à l'encre noire : "Carnet de bonnes idées", "Carnet de citations", Carnet de chagrins", "Carnet de sourires".

Natacha survécut à l'accident mais mit de nombreux mois à se rétablir. J'allai la visiter à l'hôpital puis chez elle, dans son studio. Jusqu'à ce qu'elle put revenir au magasin, je lui portai régulièrement son magasine favori.

1 commentaire:

Pâques a dit…

Une histoire touchante !
Très bonne idée, les petits carnets.