vendredi 14 février 2014

LE MINEUR AVAIT QUELQUE CHOSE À DIRE…


Vingt-cinq décembre 1990. C'est un train quasiment vide qui arrive à Charleroi et pour une fois sans retard. Durant le trajet, j'ai regardé défiler le paysage, terrils, bords de Sambre et maisons ouvrières en pensant à mon enfance. Tante Agnès m'attend à onze heures quinze précises. Il me reste donc un peu de temps… Je prends un café à la gare, puis je me balade un peu.

La ville est déserte comme l'était Namur à mon départ. Je marche d'abord le long des quais. C'est d'un ennui mortel en ce jour férié. Dans l'eau grise se reflètent quelques pâles rayons de soleil. Pas une seule péniche ! Accoudée à la rambarde, j'espère un zeste d'imprévu. Il n'y a que le calme qui suit la fête et ses folies gastronomiques. J'ai un peu froid. Je décide d'aller vers le centre-ville. J'ai envie d'un autre café ou d'un chocolat chaud… Je suis au milieu du pont lorsque je sens un regard posé sur moi ! L'impression d'être épiée. Il y a là quelque chose de troublant. Je tourne la tête à droite. Je découvre la statue du mineur. Ses yeux fixent l'horizon. Impossible qu'il m'ait remarquée ! Et pourtant, comme il n'y a que lui et moi, qui d'autre aurait pu me regarder ? J'observe ses lèvres, son nez : entre nous, existe une certaine ressemblance. Je reste en tête-à-tête avec lui sans parvenir à m'en éloigner. Nous sommes seuls au monde. Les minutes passent. Je suis anesthésiée. Je n'ai plus froid, je n'ai plus envie de prendre un autre café. La fatigue du réveillon s'est estompée. J'ose me perdre dans la musculature de l'homme, dans les plis du pantalon. Je l'imite, je pose la main gauche sous le menton et lui adresse un clin d'œil de connivence.

C'est le début d'un jeu : pour adopter sa posture, je m'accroupis devant lui. Je fais un signe de la main, puis je feins de partir. Je reviens et reste immobile face à lui.

Il me semble repérer peu à peu de légères modifications dans la tension des lèvres, elles s'entrouvrent imperceptiblement et en s'entrouvrant, elles gonflent légèrement. Le torse se soulève à peine, une respiration très lente. Le pouce s'écarte du menton. Les paupières ont un tremblement infime. C'est une parole susurrée pour moi seule qui s'échappe, mais les mots sont incompréhensibles. Progressivement, tout se remet en place. Le temps s'égrène à un rythme habituel sans que j'en sois consciente. Le manège n'a semblé durer qu'une minute ou deux… Un désir naît en moi : celui de toucher l'homme, de frôler son vêtement pour que sa puissance passe en moi. Cela me semble trop périlleux. J'y renonce…

Un groupe de quatre jeunes s'avance. Il y a des commentaires, des éclats de rire. Rien de bien méchant. J'entends juste : "Les vieux plaisent on dirait…" Ils partent en courant.

De nouveau, nous sommes seuls. J'en ai fini de mes mimiques. Je lui parle comme à quelqu'un de mon entourage. Je lui demande comment il a fait pour endurer son travail tandis que moi, simple enseignante dans le secondaire, je suis souvent stressée avant d'entrer en classe. Je quémande une recette de sagesse. De plus, à bientôt trente ans, je ne suis nulle part dans ma vie sentimentale. Spontanément ma main gauche se pose de nouveau sous mon menton. J'attends et remarque que l'index de l'homme pointe la place Buisset. Je vois là une invitation à poursuivre mon chemin.

C'est alors que je pense regarder l'heure. Déjà onze heures quinze, je suis en retard ! Il est temps d'aller boulevard Tirou où Tante Agnès m'attend pour le traditionnel un repas de Noël en compagnie de Tante Marie-Louise, de son mari et de leurs enfants, la seule famille qui me reste.

"Toujours en retard comme à ton habitude !" Tante Agnès commence à servir le champagne. "Nous t'attendions depuis longtemps Marie-Claude ! Tu ne t'es quand même pas perdue en chemin ?" Je me justifie : "J'ai regardé le mineur sur le pont. Je n'y avais jamais vraiment prêté attention…"

Tante Agnès réagit : "Il paraît que c'est mon grand-père qui a posé pour Constantin Meunier. Du moins, c'est ce que mon père racontait… Une légende familiale."

Vers seize heures, je pars pour la gare. Sur le pont, je m'arrête devant lui.

Ses lèvres s'entrouvrent, deviennent plus charnues. Son menton semble s'affiner tandis que je fixe son visage. Sa main s'élève pour me faire un signe d'adieu. Je me laisse glisser dans une sensation tiède et douce. Ainsi, l'homme m'attendait pour un rendez-vous fixé à travers plusieurs générations et il a repris vie pour moi.

Le 26 octobre 2012, je suis de retour à Charleroi pour l'incinération de Tante Agnès. J'ai de nouveau pris le train. Mon cousin m'a fixé rendez-vous sur le parking de la place Albert. De là, nous partirons pour le crématorium.

Il pleuvine, une péniche passe lentement. Sur le pont, je croise quantité de gens pressés. J'assiste aux préparatifs de départ du mineur. Je m'informe. Il a été enlevé de son socle pour permettre les travaux. Il est posé sur le sol, prêt à être emballé avant d'être emmené en lieu sûr. Je pourrais tenter de le toucher…. Finalement, je l'effleure, mais la magie n'est plus là.


Je tourne autour de lui, puis l'examine de près. Une statue de bronze représentant un mineur, peut-être un de mes ancêtres. C'est une évidence : je reconnais chez lui les joues de ma grand-tante. Il est trop tard pour en parler avec elle. Ces départs simultanés m'apparaissent alors comme d'étranges coïncidences !


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