dimanche 17 août 2008


VIE DE MARBRE CONTRE VIE DE CHAIR

Il neige sur Paris. Il neige sur le petit parc, sur les bancs, sur les arbres, sur les gravillons, sur l’herbe, sur la statue de l’ange qui se trouve au milieu de la pelouse. Les flocons tombent sur la ville. Ainsi s’éloignent les pas du temps…

Sous des apparences paisibles, l’ange grelotte. Impossible pour lui de rester là plus longtemps.

L’ange de marbre s’en va. Ainsi s’éloignent les pas du temps, ainsi s’en vont du fond de la mémoire, à un rythme mesuré, les souvenirs les plus anciens.

L’ange de marbre a décidé de s’éloigner à jamais. La neige et le froid piquant qui engourdissait ses membres ont eu raison de sa patience. Il ne reviendra pas. Il ôte ses ailes, il les dépose délicatement sur un banc. Il va voir ailleurs, il va chercher un peu de chaleur, un peu de tendresse.

Il avance vers la grille. Il franchit la porte d’entrée. Il aperçoit le bar. Il voit les lumières dorées qui habillent la salle. Il entend la musique. Il regarde à la fenêtre. Il remarque le pianiste qui joue au fond de la salle.

L’ange de marbre entre dans le bar. Les vieux joueurs de carte, le pianiste, le barman, le facteur, les employés qui prennent leur petit noir serré au comptoir, personne ne lui prête attention. Il se dirige vers le vestiaire. Il enfile une veste grise qui pend au portemanteau juste à droite. Il passe les doigts dans ses cheveux, il se tapote les joues. Il se réchauffe. Il reste là, face au miroir.

L’ange de marbre se regarde. C’est la première fois qu’il se dévisage. Il se trouve beau, désirable et même tout à fait charmant. Pourquoi sacrifier sa vie comme il le fait ? Pourquoi rester sur un socle, subir les outrages des pigeons, recevoir les boules de neige que lui lancent les enfants ?

L’ange de marbre hésite. Il voudrait voyager mais où aller ? Il se retourne. Il entrouvre la porte. Il jette un coup d’œil à la salle. La musique monte, les voix se font plus insistantes.

"Tu es distrait Alphonse !"

"Pourquoi n’as-tu pas joué ta dame de cœur plus tôt ?"

"Oh, c’est bientôt Saint Valentin, notre Alphonse est amoureux.

Les rires transpercent le cœur de l’ange.

Amoureux… Amour… Amourette… Cupidon…

L’ange de marbre remarque la Joconde sur les cartes à jouer. Un visage reproduit un nombre incalculable de fois. Le pouvoir de la beauté et celui de l’art à travers les siècles. Il regrette un peu de n’avoir pas eu cette envergure-là…

Dans le petit parc, un jeune homme fait les cent pas. Sa correspondante lui avait fixé rendez-vous au pied de l’ange. "Tu verras, ce n’est pas difficile, il n’y en a qu’un", lui avait-elle dit au bout du fil. Le jeune homme avait rêvé. Elle l’avait envoûté avec les mots tapés sur le clavier de son ordinateur, elle l’avait charmé avec sa voix. Il était impatient de la rencontrer.

Le jeune homme regarde partout. Aucun ange sur un socle ! Rien qu’un socle sans statue !

La jeune fille était venue jusqu’au petit parc. À travers les grilles, elle avait cherché l’ange du regard. Il avait disparu. Elle n’avait su que faire. Elle avait oublié le numéro de portable du jeune homme. Elle avait pris de l’avance, il lui restait presque une demi-heure à attendre. Elle est entrée dans le bar. Elle s’est assise près de la fenêtre, a commandé un chocolat chaud et s’est laissée séduire par la musique en faisant abstraction des secondes qui s’écoulaient…

L’ange regagne la salle. Il observe la jeune fille près de la fenêtre. Il lui sourit. Il s’assied en face d’elle. Il lui dit ce qui lui vient car il n’a pas appris à parler aux femmes. Il lui dit qu’il la trouve jolie, qu’elle a de beaux yeux bleus, que son écharpe rouge lui sied à merveille, qu’il adore cette musique, qu’il fait chaud dans le bar, qu’il voudrait y rester longtemps encore à ses côtés. Les paroles de l’ange sont délices. La jeune fille l’écoute. Elle en oublie le jeune homme.

Les minutes passent. Ainsi s’éloignent les pas du temps en petits mots, en petits sourires.

Dans le parc, le jeune homme grimpe à grand peine sur le socle inoccupé. De là-haut, il observe la façade du bar, les pas dans la neige, les arbres dénudés. Il se désole. Il espère qu’elle va venir.

L’ange de marbre parle, parle, parle, parle avec la jeune fille. Il rattrape les instants perdus en silences. Ainsi naissent les histoires d’amour.

Plus tard, la jeune fille emmène l’ange dans un petit restaurant à l’autre bout de la place. Ils s’en vont en se tenant la main. Ils passent à travers le parc et ne jettent pas un regard vers le jeune homme de marbre sur le socle de pierre. Ainsi s’éloignent les pas du temps. Ainsi s’en vont les amoureux, ils marchent sur les étendues blanches comme s’ils marchaient sur une plage déserte. Ils s’enfoncent dans le temps comme s’ils étaient devenus éternels.

Ainsi se solidifient les chagrins, les déceptions, les regrets, les joies, les plaisirs, les désirs dans la chair de la mémoire.

Transformation, transmutation, transfiguration. Ainsi avait fait un artiste en sculptant le marbre. Ainsi fait le temps qui métamorphose jusqu’au cœur des pierres et jusqu’aux esprits aveuglés par la passion.

2 commentaires:

Edmée De Xhavée a dit…

J'avais déjà eu le plaisir de lire cette nouvelle, mais elle est si agréable (pas pour le jeune-homme!), que je l'ai relue avec le même intérêt!

Anonyme a dit…

C'est tout simple, mais on reste accroché! Merci pour l'instant de lecture.