Stéphanie ne comprenait pas. Elle se souvenait d'avoir demandé à sa mère de lui mettre de l'huile de noisette dans un flacon, elle se souvenait avoir vu sa mère en transvaser dans un petit récipient rose en plastique, elle se souvenait avoir vu le dit récipient sur la table de la cuisine. Cela faisait deux jours à peine que cela s'était passé et elle n'arrivait pas à retrouver l'huile. Elle avait pourtant vidé le frigo et inspecté l'étagère murale.
C'était vendredi matin et Stéphanie n'envisageait plus d'autres solutions que d'acheter un bidon d'huile en faisant ses courses après son travail. Cet ingrédient lui était indispensable pour réussir la mayonnaise spéciale qui accompagnerait son entrée, du jambon cru et des asperges violettes.
En fin d'après-midi, Stéphanie ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait. Il était dix-sept heures trente. Elle se trouvait devant le rayon "spécialités" de son supermarché où il y avait de l'huile de noix, de pépin de raisin, d'argan, d'avocat, de noix de cajou, de sésame, de bourrache mais pas d'huile de noisette.
Stéphanie décida d'aller jusqu'à la supérette de l'avenue. Là, même observation : il n'y avait aucune bouteille, aucun bidon d'huile de noisette en rayon. Stéphanie comprenait de moins en moins. Elle prit donc son courage à deux mains et se rendit au 'Paradis Bio' un magasin situé loin de chez elle et ne disposant pas de parking… Là aussi impossible de se procurer l'huile recherchée. Il était près de dix-neuf heures quand Stéphanie rentra bredouille chez elle.
Deux jours plus tard, le dimanche, Stéphanie recevrait pour déjeuner Baudouin, son amoureux et Martine, sa future belle-mère. Elle allait passer ce qu'elle considérait comme un test. Il lui fallait réussir à tout prix son repas, se montrer digne d'entrer dans la famille. Depuis trois nuits, Stéphanie dormait mal et se construisait des scénarios catastrophes à propos de la rencontre. Elle se voyait renverser des plats, assaisonner sans modération, servir un vin blanc tiède. Elle s'entendait utiliser des mots inappropriés, bredouiller, bégayer.
Ce repas du dimanche, Stéphanie avait l'intuition qu'il serait pareil à une épreuve éliminatoire. La mère de Baudouin lui apparaissait comme une femme parfaite tout à la fois compétente dans la gestion de sa pharmacie et dans les tâches ménagères, une femme solide qui avait dû assumer seule l'éducation de quatre enfants après le décès accidentel de son mari. Stéphanie n'avait rencontré Martine qu'une seule fois à l'occasion d'une fête de charité. Elle avait senti ses joues rougir quand elle l'avait aperçue, avait bafouillé quand Baudouin les avait présentées l'une à l'autre et ses jambes avaient tremblé lorsqu'elle était allée leur chercher des jus d'orange au bar. Martine lui avait semblé si jolie, si raffinée et tellement sûre d'elle. À vingt-cinq ans Stéphanie, rédactrice dans une administration, pensait qu'elle ne faisait certainement pas le poids face à cette femme d'exception !
Stéphanie rangea ses courses dans la cuisine. C'était étrange, elle avait l'impression que rien ne s'était passé comme elle l'avait souhaité. À présent, les tranches de jambon fumé lui semblaient trop épaisses et les filets de saumon trop petits. Elle regrettait aussi de n'avoir acheté qu'une botte d'asperges et un seul ravier de tomates cerises. Tout était pourtant si simple lorsqu'elle recevait des amis ou ses parents !
Le samedi matin, après être allée chez le coiffeur, Stéphanie décida d'acheter de l'huile de noisette au 'petit Rungis' une épicerie fine qui se trouvait sur sa route.
En entrant dans la boutique, son cœur se serra. Son regard n'arrivait pas à se détacher du jeune homme qui était occupé à décrire une recette de poulet aux citrons à une cliente. Pourtant, elle le connaissait depuis longtemps, Grégoire. Il avait terminé ses études secondaires dans la même classe qu'elle. Grégoire avait été un élève médiocre, timide, mal dans sa peau, passionné de cuisine et seulement de cuisine.
Derrière le comptoir, Grégoire apparaissait comme un homme jovial, sympathique, équilibré. Il souriait, il conseillait la cliente d'une voix ferme et claire. Les mots lui venaient comme ils viennent aux orateurs, aux professeurs, aux acteurs.
Stéphanie se regarda dans le miroir qui était posé contre le mur de droite et qui n'avait sans doute pour but que de donner l'illusion que le magasin était plus grand qu'en réalité. Elle vit son reflet, celui d'une jeune femme terne, aux épaules tombantes ! Elle se compara à Grégoire. Lui et elle avaient évolué dans des directions opposées. Elle avait beau avoir obtenu un diplôme dans une grande école de commerce, travailler depuis trois ans, elle avait les allures d'une adolescente peu confiante en elle !
Lorsque vint son tour, Stéphanie demanda de l'huile de noisette.
"Hélas, je n'en ai plus. Mais je peux t'aider si tu me dis à quoi tu la destines…"
Stéphanie expliqua que c'était pour une mayonnaise un peu spéciale… "Essaye l'huile de pignon de pin, pas pure, mélangée à de l'huile d'olive… L'huile de pignon de pin est très parfumée"
Stéphanie insista : "Tu n'as vraiment pas d'huile de noisette…"
"Non, tout le stock a été vendu avant-hier…"
Stéphanie vit là un signe du destin. Elle ne pouvait rien contre la fatalité. Elle sortit du 'petit Rungis' sans avoir fait d'autre achat qu'un ravier de grosses olives noires. Pour Martine, il n'y aurait ni huile de noisette ni supplément d'asperges. Le sort en avait décidé, Stéphanie ne voulait plus tricher, séduire à tout prix. Ce serait à prendre ou à laisser… Sa cuisine banale, ça passerait ou ça casserait.
Le dimanche, c'est une Martine tout sourire qui sonna chez Stéphanie. Elle portait un simple blue-jean et un t-shirt et proposa même son aide pour desservir. La cuisine banale de Stéphanie eu l'air de lui plaire… En accompagnement du café, Stéphanie servit des loukoums aux noisettes et Martine n'en dégusta aucun, tant, dit-elle, elle avait horreur des noisettes !
4 commentaires:
Ah que le destin est généreux parfois ! On râle car les choses ne se passent pas comme on le désire et en fait, c'est pour notre bien ...Quand on le sait comme dans cette nouvelle, c'est heureux! Mais combien de quidams ignorent les catastrophes que le dstin leur a évitées ??? Bravo !
Eh oui le "hasard" fait parfois si bien les choses !
J'aime beaucoup le rythme de ton récit, ce qu'il raconte, et la pirouette finale. Ouf!!!
Ah oui, ce test du premier repas ...
Heureuse que cette nouvelle te plaise.
C'est le genre de situation que nous avons toutes connues : Se faire du souci pour pas grand chose !
Bon dimanche !
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